Archives par étiquette : Jean-Marie Galey

Camus-Casarès, une géographie amoureuse

© Frédéric Buira

D’après Albert Camus Maria Casarès, Correspondance 1944-1959 – mise en scène Elisabeth Chailloux, avec Jean-Marie Galey et Teresa Ovidio, à La Scala/Paris.

Ils se rencontrent en mars 1944 chez l’ethnologue Michel Leiris et son épouse, elle a vingt-et-un ans. Fille d’un républicain espagnol en exil, arrivée en France à l’âge de quatorze ans, Maria Casarès est originaire de Galicie, au nord-ouest de l’Espagne. Yeux verts et cheveux noirs, magnifique tragédienne formée au Conservatoire de Paris, elle a débuté sa carrière deux ans plus tôt, en 1942, au Théâtre des Mathurins. À la même date et né en Algérie, Albert Camus est marié et vit à Paris, il a trente ans – son épouse Francine est enseignante à Oran – il vient de publier L’Étranger. Il propose à Maria le rôle de Martha pour la création du Malentendu aux Mathurins, en juin 1944, dans la mise en scène de Marcel Herrand. 6 juin 1944, les vers de Verlaine prononcés à la BBC annoncent le débarquement : « Les sanglots longs des violons de l’automne, blessent mon cœur d’une langueur monotone », l’actrice entre dans la vie de l’auteur, et vice versa, situation pour le moins inconfortable car Camus se doit d’honorer ses obligations familiales. De plus, chacun mène sa carrière artistique et intellectuelle leur imposant de longues séparations, écritures et conférence pour lui, répétitions à la Comédie Française (1952/54), tournées avec le TNP et Festival d’Avignon (1954/59) pour elle.

Ils se sont donc beaucoup écrits, de 1944 à 1959, jusqu’à la mort accidentelle de Camus, en janvier 1960 – huit cent soixante-cinq lettres ont été réunies dans un volume de mille trois cents pages publié par Catherine Camus, fille d’Albert -. Autant dire que le choix a dû être cornélien pour l’équipe qui a décidé d’en faire spectacle : Jean-Marie Galey et Teresa Ovidio l’ont conçu et interprètent le couple amoureux, sous le regard d’Elisabeth Chailloux qui signe la mise en scène. « Tu es entrée, par hasard, dans une vie dont je n’étais pas fier, et de ce jour-là quelque chose a commencé de changer. J’ai mieux respiré, j’ai détesté moins de choses, j’ai admiré librement ce qui méritait de l’être. Avant toi, hors de toi, je n’adhérais à rien » lui écrit Camus. « Quand on a aimé quelqu’un, on l’aime toujours » confiait Maria Casarès bien après la mort de Camus. « Lorsqu’une fois, on n’a plus été seule, on ne l’est plus jamais » ajoute-t-elle. Nous sommes pris à témoin du parcours de leur géographie amoureuse, plus compliquée qu’il n’y paraît quand, à la fin de la guerre, l’épouse de Camus revient en France et met au monde des jumeaux. Ils se perdent puis se retrouvent, par hasard, en 1948.

On entre de plain-pied dans le spectacle par les archives sonores de l’époque répercutant la guerre – on entend la sirène des alertes – puis, plus tard les trompettes du Palais des Papes marquant l’entrée dans la Cour d’Honneur, au début des spectacles. Une imposante radio est le point central du décor et le lieu de leurs rencontres, le reste se passe dans la salle où chacun a sa ligne de fuite par les escaliers situés de part et d’autre du plateau et qui deviennent espace de jeu. Le côté cour est celui de Casarès le côté jardin celui de Camus. Symbole de leur relation, la valise qu’il porte, toujours entre deux trains, deux avions, deux écritures, entre deux femmes. Relation amoureuse certes mais relation peu sereine au regard de la géométrie inégale des situations. Maria l’espère. Maria aimerait l’enfant qu’elle n’aura jamais, « les enfants que nous pourrions avoir. » Maria est solitude, il le lui reproche. Camus compose avec les contraintes qu’il s’impose. Il est pourtant sa protection absolue. Là est le paradoxe. « Dormir avec toi jusqu’à la fin du monde… »

© Frédéric Buira

Maria Casarès parle de sa mère : « Tous les simples avaient la vie de ma mère », interrompt la tournée des Justes pour enterrer son père « Je me sens devenir folle… » Au-delà de la scène, son parcours nous transporte du côté du cinéma, elle a tourné dans de nombreux films emblématiques à commencer par Les Enfants du paradis de Prévert/Carné en 1946 ou La Chartreuse de Parme de Christian- Jaque en 1948 et parle ici d’Orphée, écrit et réalisé par Cocteau, en 1950. Elle tourne avec les plus grands réalisateurs et jouent avec les metteurs en scène les plus importants de l’époque et garde simplicité et modestie, restant à l’écoute de son amoureux. Gérard Philipe, Serge Reggiani, Michel Bouquet et tant d’autres personnalités artistiques sont dans la troupe du TNP. Elle y jouera aux côtés de Gérard Philippe Le Prince de Hombourg, Le Cid, Macbeth, Phèdre et y tiendra bien d’autres rôles. De Camus, elle interprète ensuite deux pièces : en 1948 elle est Victoria, dans L’État de siège, monté par Jean-Louis Barrault puis en 1949, Dora dans Les Justes, pièce créée par Paul Oettly au Théâtre Hébertot. La dernière des Justes lui laisse un vide et comme une petite mort, après tant d’intensité donnée.

Lui ne se sent ni à l’aise ni attiré par ce qu’il appelle le milieu parisien et lâche : « C’est fatiguant d’être un salaud » avoue-t-il. Par moments les reproches fusent, l’image de l’autre est là « Francine et toi… » « Je suis lasse d’une vie qui n’aboutit qu’à la nuit qui tombe » écrit-elle dans un moment de fatigue. Il voyage d’Alger à Buenos-Aires parle de Rimbaud et de la mer, des petits matins d’Alger, de Tipasa et son site archéologique où une stèle sera érigée en son honneur. « Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres… » Il parle des récits de là-bas, du village de ses grands-parents. On assiste à la disparition de Combat, journal clandestin circulant pendant la guerre et symbole de résistance dans lequel il a marqué son engagement politique. « Le matin, l’Algérie m’obsède… Dans la lutte j’ai trouvé la paix contre la société intellectuelle. » Elle, joue avec la troupe à Rome, à Moscou, puis interprète Phèdre à Oran, dans sa ville, « une ville à ton image… » Elle y voit des « roses sauvages dans chaque sourire » et pense à son « Beau Prince. » Et le doute parfois, le malentendu, s’installent dans le décalage-temps du courrier : « Je me suis demandé si tu n’étais pas las de toute cette profusion de mots que nous sommes obligés de mettre entre nous… » « Ne pars pas, tu souffriras » répond-il.

En décembre 1957 Camus reçoit le Prix Nobel de littérature et prononce son discours, en Suède, « Comment un homme presque jeune, riche de ses seuls doutes et d’une œuvre encore en chantier, habitué à vivre dans la solitude du travail ou dans les retraites de l’amitié, n’aurait-il pas appris avec une sorte de panique un arrêt qui le portait d’un coup, seul et réduit à lui-même, au centre d’une lumière crue ? De quel cœur aussi pouvait-il recevoir cet honneur à l’heure où, en Europe, d’autres écrivains, parmi les plus grands, sont réduits au silence, et dans le temps même où sa terre natale connaît un malheur incessant ? J’ai connu ce désarroi et ce trouble intérieur. » Le 25 novembre 1959 Gérard Philipe s’éclipse, pour toujours, le chagrin descend sur le théâtre. 30 décembre 1959, dernière lettre : « Je lis Les Illusions perdues… » Cinq jours plus tard, 4 janvier 1960, des pneus crissent, une voiture s’écrase contre un platane, conduite par Michel Gallimard, directeur des éditions La Pléiade, qui mourra des suites de ses blessures et Camus meurt sur le coup. Le spectacle se termine sur cet épouvantable coup de frein-coup de fil.

Derrière la chronique d’une époque dont témoignent ces Lettres il y a les grands reliefs du discours amoureux, fragments échangés entre Casarès et Camus, il y a la sensualité, le désir, l’attente, autant que les aménagements et la révolte.  « Nous nous sommes rencontrés, nous nous sommes reconnus, nous nous sommes abandonnés l’un à l’autre, nous avons réussi un amour brûlant de cristal pur, tu te rends compte de notre bonheur et de ce qui nous a été donné ? » écrit Maria Casarès le 4 juin 1950. « Également lucides, également avertis, capables de tout comprendre donc de tout surmonter, assez forts pour vivre sans illusion, et liés l’un à l’autre, par les liens de la terre, ceux de l’intelligence, du cœur et de la chair, rien ne peut, je le sais, nous surprendre, ni nous séparer » écrivait Camus le 23 février 1950. « Que vais-je faire sans toi, ? » écrit cette grande Dame de l’ombre et de la lumière.

Derrière l’actrice et l’acteur qui entrent en vibrations, Teresa Ovidio, elle, plus généreuse, lui, Jean-Marie Galey, plus retenu, le portrait original de l’une, Maria Casarès, comme de l’autre, Albert Camus, ne nous quittent pourtant pas, traduisant la difficulté de l’exercice.

Brigitte Rémer, le 11 janvier 2023

Avec Jean-Marie Galey et Teresa Ovidio, mise en scène Elisabeth Chailloux – lumières Franck Thévenon – son Thomas Gauder – chorégraphie réglée par Sophie Mayer – d’après la Correspondance Albert Camus Maria Casarès 1944-1959, aux éditions Gallimard

Du 6 au 29 janvier 2023, vendredi et samedi à  19h30 (relâche le 20 janvier), dimanche à 14h30 à La Scala Paris, 13 boulevard de Strasbourg, 75010. Paris – métro : Strasbourg Saint-Denis – site : wwwlascala-paris.com – tél. : 01 40 03 44 30.